Léjonnaire orbital

Un TVRH à bord, qu’est-ce que c’est que ce machin ? Mais voyons, tout le monde connaît ça ! C’est un appareil technologique un peu sophistiqué mais ce n’est pas le seul dont est équipé le Grand Léjon. Pourtant, ce bateau est un vieux gréement, copie d’un voilier de la fin du XIXè siècle. Les navigateurs (léjonnaires) de ce magnifique objet flottant ne sont pas intégristes de la tradition patrimoniale. Ils ont su munir leur lougre d’équipements modernes, de sécurité : moteur, GPS, VHF, sondeur, TVRH… Le TVRH est un Transmetteur Virtuel à Résonance Holographique. Gaby m’avait aidé à l’installer. Son principe est relativement simple : une imagerie spatio-binaire à follicules vibratoires thermo-régulés sur-compensés relayée par un réseau à pico-ondes ultra-glamolantes. C’est ce bidule qui me permettait d’être à bord sans y être.

       Août 1999.        

       – Tiens Patrice, tu veux un bout de saucisson, du Camembert ?

       – Ah très drôle ! C’est pas bien de se moquer et de me faire saliver, presque pleurer de frustration. J’en ai bien marre de ces produits lyophilisés qu’on est obligés d’ingurgiter.

       – Avoue que tu vis quand même une expérience magnifique, qui fait des jaloux. »

       J’ai préféré ne pas répondre. J’ai dû aussi couper la communication et me concentrer sur les manœuvres. A Baïkonour, ils n’ont bien voulu m’autoriser que cinq minutes de TVRH chaque trois heures. C’était sympa de leur part, mais ils ont été obligés de me laisser cette latitude. Sinon je ne participais pas à l’expédition, condition sine qua non. S’ils tenaient tellement à moi, c’est que j’étais un type extraordinaire, quasiment unique au monde. Ancien champion du monde junior de Meccano quand j’avais 10 ans. Polyglotte parlant parfaitement anglais, russe, chinois, alsacien et toltèque. Contorsionniste, mathématicien, hyperacousique, apnéiste, pataphysicien, autiste Asperger. Et néanmoins simple et modeste. Les Russes m’avaient proposé un boulot de cosmonaute. Il s’agissait de participer à l’installation du module Zviezda, élément russe de l’ISS, la Station Spatiale Internationale. On hésite à refuser une telle proposition, même quand elle tombe mal. Se faire envoyer en l’air par une fusée Proton, waow ! C’était un CDD mais très très bien payé. C’était aussi une opportunité touristique rare. Peut-être dans quelques décennies des Elon Musk et autres Jeff Bezos rendront ce tourisme plus accessible. Mais sera-ce bien raisonnable ?

       Cinq minutes chaque trois heures, c’est peu mais j’étais à fond dedans pendant ce temps. Grâce au TVRH j’entendais le bruit du Grand Léjon, le vent faisant faseyer les voiles, la houle battant la coque, les manœuvres. Je donnais des consignes à Soizick à la barre. Je prévenais Jeannot que sa ligne à maquereaux avait fait une touche. Je signalais à Pierre un drôle de bruit du moteur. Je surveillais la cuisson du ragoût Sous-la-Tour pendant que Pierrot allait prendre l’air sur le pont. Je révisais le double nœud de chaise avec Robert. J’écoutais Françoise jouer du violon et chanter Les Yeux noirs en russe, Otchi tchorniyé. Faire un peu de lèche aux types de Baïkonour était une bonne idée. Mon imagination faisait le reste. Elle me transmettait odeurs, caresse du vent, embruns, vibrations, gîte, virements de bord. Au bout de cinq minutes, Vladimir me rappelait dans la capsule. Pendant les escales à Guernesey et Aurigny, je les accompagnais dans les pubs. Je les regardais boire leurs Guinness. Moi je sirotais à la paille une eau tiède au goût de savon. Ils ont eu du mal au passage du Raz Blanchard. Une bête erreur de calcul les avait fait tenter le passage à un mauvais moment. Là je me suis inquiété pour nous, euh, pour eux. Et ce n’est que trois heures plus tard que j’ai vu qu’ils s’en étaient sortis. Ils voguaient alors gaiement plein Nord. Ils se dirigeaient, nous nous dirigions vers un des buts de ma vie.

       Octobre 1959.

       – Regardez bien les enfants ! La prochaine éclipse totale de soleil dans le Nord sera en 1999, dans 40 ans. »

       On était le 2 octobre 1959, dans la petite ville de Normandie où nous habitions. J’étais au CM2. Nous avions tous un bout de verre, fumé à la bougie à la maison. Il ne fallait surtout pas regarder directement l’éclipse sous peine de devenir aveugle. On devait regarder à travers ce filtre bricolé. Toute l’école avait été emmenée sur les hauteurs de la ville pour observer le phénomène.

       – Ohlala maîtresse, 1999 c’est dans très très longtemps, presque l’an 2000 ! On vivra dans la science-fiction, comme dans les livres. Est-ce qu’il y aura des voitures qui volent ? Est-ce qu’on ira dans la Lune ? Je serai très vieux. Est-ce qu’on sera encore vivants ? Et papa et maman ? Je pense que je ne la verrai pas cette éclipse. »

       J’ai failli avoir les yeux humides en pensant à cet avenir.

       – Tu auras 49 ans en 1999. Tu crois que c’est vieux, mais tu verras, à cet âge, on se considère encore jeune. Si tout se passe bien, tu seras encore vivant, tu connaîtras même le 21è siècle. Même moi je pourrai y arriver. Même tes parents. Mais bien sûr il peut y avoir des problèmes sur la route de la vie. Elle peut s’arrêter plus tôt qu’elle ne devrait.

       – Maîtresse, vous me rassurez mais aussi vous me faîtes peur. Je serai peut-être comme papy, dans un hôpital, à trembler et manger de la purée.

       – Ca m’étonnerait. Moi j’y serai peut-être, mais pas toi. Dis-moi, franchement, est-ce que tu me vois comme une vieille dame ?

       – Ben, euh, non non ! Et puis vous êtes encore fortiche en vélo et en course à pied. Les vieux ils y arrivent plus. »

       Le lundi matin, la maîtresse arrivait souvent en survêt’ et baskets. Elle avait un élastique qui tenait sa queue de cheval.

       – Eh bien j’ai 48 ans, presque l’âge que tu auras à la prochaine éclipse. »

       Quelques secondes s’écoulent, le temps d’un rapide calcul mental.

       – Ouah ! Mes parents ils ont 37. Pour vous ils sont vachement jeunes, alors ! Je travaillerai encore à cette époque ?

       – Encore une fois, si tout se passe bien. Il y a des gens qui n’ont pas de travail, qui ne sont pas très heureux. Un jour on aura fini de tout reconstruire depuis les dégâts de la guerre. Peut-être qu’on en arrivera à construire plus de choses que nécessaire. Ca provoquera des problèmes. Il n’y aura plus assez de travail pour tout le monde. Et trop de choses inutiles dont on ne saura plus quoi faire. Ou alors il y aura des gens qui en auront trop, et d’autres pas assez.

       – Ceux qui en auront trop auront qu’à donner à ceux qui en ont pas assez. C’est pas compliqué. »

       C’est étonnant ça. On dirait que les adultes parfois n’arrivent plus à réfléchir correctement.

       – Tu ne le sais pas encore, mais beaucoup de gens sont égoïstes. Les plus égoïstes sont souvent ceux qui possèdent le plus de choses.

       – C’est un des secrets de la vie que vous venez de me dire là ?

       – Ce n’est pas un secret, c’est un mystère.

       – Quand je serai grand, je voudrai expliquer à tout le monde les mystères de la vie. Comme ça ils ne feront pas de bêtises. Et tout se passera bien pour tout le monde.

       – Toi, je te vois bien devenir professeur, ou, encore mieux, journaliste, écrivain, artiste.

       – Vous lisez dans l’avenir, maîtresse ? Alors, est-ce que je serai marié, avec combien d’enfants ? J’habiterai où ? Est-ce que j’irai sur la Lune ?

       – Non, je ne lis pas dans l’avenir. Mais comme je te connais un peu, j’imagine, je ne suis pas certaine, bien sûr. Tu voyageras, puis tu reviendras te fixer quelque part. Tu ne reviendras pas en Normandie, mais tu voudras être près de la mer, parce que tu l’auras bien connue dans ton enfance, et que tu en auras besoin pour penser au voyage, au monde, et que ça sera toujours plus facile que voyager dans l’espace. N’espère pas trop aller un jour sur la Lune. Tu iras sûrement naviguer sur la mer. Et qui sait ? Tu assisteras peut-être à l’éclipse de 1999 depuis un bateau. C’est ce que je peux te souhaiter de mieux. »

       Pas mal vu, ma visionnaire de maîtresse, malgré quelques erreurs.

       Pendant 40 ans de ma vie, je me suis toujours souvenu de cette date mythique. Mon père est mort en cette année 1999, mais ce malheur n’était pas dans mes prévisions. La prochaine éclipse totale de soleil aurait lieu en 1999. Le hasard m’a fait adhérer au Grand Léjon, vieux gréement de Saint-Brieuc, cette année-là. C’était en janvier, quelques jours avant mon départ pour Baïkonour. Je ne sais pas ce qui m’y a attiré, moi néo-Briochin, néo-littoral. Quoi, que dis-tu ? La nostalgie ? Mais non, bougre ! Comment être nostalgique de ce qui existait avant ta propre existence ? Nostalgique d’un vieux bateau qui naviguait à la fin du XIXè siècle ? Alfred Jarry, fameux Briochin de cette époque, aimait bien se promener au Légué. Il contemplait les bateaux, l’écluse en cours de construction, les pêcheurs. Il a vu des lougres, ces bateaux dont le Grand Léjon est une reconstitution. Il n’a pas pu voir la Jeanne d’Arc, construite après son départ de Saint-Brieuc. Ses plans retrouvés ont servi de modèle à la construction du Grand Léjon. Ce n’est pas non plus mon intérêt pour Jarry et sa Pataphysique qui m’ont attiré. Plutôt un goût d’exotisme occidental, foudroyant pour moi ayant surtout vécu terrien. Et sûrement un soupçon de providence. Le projet était d’aller dans la bande de 100% d’éclipse, au milieu de la Manche. Je ne pouvais pas ne pas le faire. Alors, nouvel orphelin, j’ai reconnecté avec mon enfance. Je l’ai fait… sans le faire, tout en le faisant.

       C’est le lendemain de mon adhésion au Grand Léjon que j’ai reçu la proposition russe. Et mon éclipse alors ? Un des rendez-vous les plus attendus de ma vie allait être sacrifié. Le premier rendez-vous avec ma future femme a aussi été importantissime, mais moins attendu, quoique. Et maintenant, un rendez-vous avec les étoiles, bien inattendu, mais cosmique. Comme chacun sait : « Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous ». Que pensez-vous qu’il arrivât ? J’ai trouvé la solution de l’ubiquité.

       11 août 1999 vers midi. De là-haut on voit la zone d’ombre progresser sur la Terre. Je suis à la fois en-haut et en-bas. Le Grand Léjon est bien au Nord de l’île d’Aurigny. Au loin on perçoit des milliers de points humains regroupés sur l’île et la pointe de la Hague. Mes compagnons ont chaussé leurs lunettes filtrantes. Il se met à faire froid et la nuit tombe subitement. Je ressens ce froid et j’en tremble, pourtant dans ma capsule à 22 degrés. Les phares s’allument. Les flashes des appareils photos crépitent sur l’horizon humain, accentuant l’effet de nuit. Les poissons et les oiseaux se taisent. Entre les nombreux maudits cumulus on arrive quand même à visualiser un peu le phénomène. De là-haut on perçoit aussi les milliers de points lumineux crépiter sur le globe. Mes collègues cosmonautes ne sont pas aussi fascinés que moi par le phénomène, heureusement. On en est à un moment important de l’arrimage du module Zviezda à l’ISS. J’ai bien sûr une fonction importante dans la manœuvre, comme chacun. Et je rate mon coup ! Mea maxima culpa ! Le module Zviezda entre en collision avec la station, et se retrouve en quatorze morceaux. Encore heureux que notre capsule ait résisté aux chocs. La panique à bord a été forte mais maîtrisée par le mental d’acier des occupants. Je n’ai pas le cœur à vous décrire comment on m’a traité. J’ai bien sûr été interdit d’usage du TVRH. Je n’ai pu être présent sur la navigation de retour du bateau que mentalement. A cause de moi, la Russie a dû assumer la honte d’avoir échoué la mise en place de son module. On n’a jamais fait savoir au Monde que c’était ma faute, jusqu’à aujourd’hui. J’ai bien sûr été viré, sans être payé. J’ai heureusement échappé au goulag.

            Et je suis retourné vivre à Saint-Brieuc, menant une vie pataphysique mais presque. Et naviguant sur le Grand Léjon en réalité réelle. Mais traumatisé de n’avoir même pas réussi à amarrer un vaisseau spatial, je n’arrive pas non plus à amarrer correctement ce vaisseau spécial qu’est le Grand Léjon. Je suis même devenu maladroit dans toutes les manœuvres, tenue de barre, lâcher d’ancre, lecture de carte, hissage de voile, virement de bord, godille, chant de marin…, un comble ! Heureusement les léjonnaires sont sympas : ils n’ont pas envoyé au goulag celui qu’ils appellent maintenant Tovaritch Léjonaute.

2 réflexions sur « Léjonnaire orbital »

    1. Soudain je me suis souvenu d’avoir noirci moi aussi un morceau de verre avec une bougie, très loin dans ma mémoire.
      Seulement je ne dispose pas d’ondes ultra-glamolantes ni de Grand Léjon.
      Je suis resté scotché au milieu des terres.
      C’est sympa Patrice de nous embarquer avec toi – et tout ton humour.
      Bravo.

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