Mais pourquoi « Cri de l’Ormeau » ?

Maintenant que j’ai pris ma retraite du Cri de l’Ormeau, magazine d’information culturelle des Côtes d’Armor, que j’ai créé il y a 20 ans (juin 1999), je vais enfin vous révéler pourquoi je l’ai dénommé ainsi.

Janvier 1998, Strasbourg Schiltigheim
– Patrice : Alors, on va passer de l’accent alsacien à l’accent méridional ? On va à Castres ?
– Marie-Jo : Non, on va à St-Brieuc.
– Patrice : Mais y’a pas d’accent breton.
– Marie-Jo : Si, bien sûr.
– Patrice : Quand le ministère te disait que tu allais changer d’accent, je pensais que ça voulait dire que tu serais mutée dans le Sud.
– Marie-Jo : Eh bien on s’est trompés. On ne va pas se rapprocher de ma sœur mais de nos amis de Plourivo.
– Patrice : Faut que je m’assoie, j’ai les jambes qui flageolent.
– Marie-Jo : On a voulu partir, maintenant c’est fait.
– Patrice : Passer au Nord au Sud ça nous aurait fait un beau changement. Mais passer de l’Est à l’Ouest ça nous en fera aussi un grand, c’est sûr.
– Marie-Jo : Qu’est-ce que tu vas bien pouvoir trouver à faire là-bas ?
– Patrice : Je trouverai, t’en fais pas. Et toi, tu auras peut-être d’autres types de cas à juger. Des contrebandiers d’ormeaux par exemple.
– Marie-Jo : C’est quoi des ormeaux ?
– Patrice : Je crois que c’est une sorte de coquillage de la Manche, excellent mais devenu rare, une espèce protégée, et bien sûr ça attire les braconniers.
– Marie-Jo : Et pourquoi pas aussi les trafiquants de crêpes, de binious, des marées noires ?
– Patrice : On va se retrouver dans une région complètement exotique pour nous. Ca sera aussi fort que d’aller au Béloutchistan ou en Patagonie.
– Marie-Jo : Toujours ton sens de l’exagération ! Même pas drôle.
– Patrice : Un exotisme occidental qui va nous bouleverser mais ça nous fera du bien. Ca fait un peu peur. Et là je n’exagère pas.
– Marie-Jo : Je ne sais pas comment les enfants vont prendre ça. Je suis inquiète.
– Patrice : Ca fait 20 ans qu’on va souvent là-bas en vacances, chez Armand et Cathy. Les enfants connaissent déjà un peu le coin.
– Marie-Jo : Oui. C’est même pour ça que j’ai demandé soit Castres pour être proches de ma sœur, soit St-Brieuc pour être proches d’eux. Dans les deux cas, pour avoir déjà un petit fonds de roulement d’amis dans notre nouveau territoire.

Juin 1998
– Marie-Jo : Tu vas déjà aller une semaine seul à St-Brieuc prospecter pour une maison, et je te rejoins pour une 2è semaine. Si on n’arrive pas à trouver une maison à acheter là, on ira en location le temps de trouver. Faut qu’on déménage à la mi-août. C’est court.
– A vos ordres, chef !

Quelques jours plus tard, St-Brieuc.
– Patrice : J’ai visité pas mal de maisons, je suis carrément à plein temps avec des agences immobilières. Je n’ai eu aucun coup de foudre. Tu verras, les maisons sont bien moins chères qu’à Strasbourg. Maintenant que tu es là, on va en revoir certaines et chercher encore. Ca m’étonnerait qu’on trouve en si peu de temps.

Promenade à la pointe du Roselier.
Il fait beau, la lumière est belle sur cette baie, qui est la 5è plus grande baie du monde, mais nous ne le savons pas encore.
– Marie-Jo : Dire qu’on va maintenant vivre dans ce pays si beau ! Ca m’émeut.
– Patrice : C’est dans cette mer qu’il doit y avoir des ormeaux et des braconniers à leurs trousses.
– Marie-Jo : Tu fais une fixation !

Dernier vendredi.
– Marie-Jo : Bon, on n’a rien trouvé qui nous convienne, va falloir aller en location.
– Patrice : Il y a cette dame de l’agence, qui nous a déjà montré des maisons, qui commence à bien connaître nos goûts. Elle veut encore nous en montrer une dernière avant qu’on reparte. C’est une maison qui a été à vendre mais qui ne l’est plus. Ca ne sert donc à rien d’y aller, mais allons-y quand même.

Et là c’est le coup de cœur pour cette maison de la dernière chance. Une maison d’où on voit la mer !
– Dame de l’agence : Madame Machin, je sais que vous avez retiré votre maison de la vente, mais je m’en suis souvenue, et j’ai pensé qu’elle pourrait intéresser M et Mme Verdure.
– Mme Machin : Oui effectivement, mon mari et moi ne serons en retraite que dans un an, et nous nous retirerons dans notre maison du Finistère. On a pensé que c’était mieux d’attendre.
– Dame de l’agence : M et Mme Verdure semblent très intéressés par votre maison. Il y a pour vous une belle occasion de la vendre, et c’est une opportunité à saisir. Si vous acceptez, je peux vous proposer sans problème une location dans le quartier pendant les quelques mois qui vous restent.
– Mme Machin : Eh bien écoutez, c’est d’accord, vous pouvez l’avoir. Ca sera réglé pour votre déménagement à la mi-août. C’est mon mari qui va être surpris en rentrant ce soir quand je lui direz « Chéri, j’ai vendu la maison » !

On a de la chance. On a vendu notre appartement à Schiltigheim en 2 jours, et réussi à acheter une maison ici en 2 semaines, pour à peu près le même prix ! Il faut croire que notre choix de dernière limite était plutôt bon, 21 ans plus tard on y habitait encore.

18 août 1998
Je quitte Strasbourg 25 ans jour pour jour après y être arrivé, et vais emménager à St-Brieuc. Je suis accompagné par mes 2 enfants et un copain qui va nous aider à faire quelques travaux dans la nouvelle maison, en attendant que Marie-Jo arrive une semaine plus tard avec Myriam et le camion de déménagement.

Septembre 1998
Marie-Jo est juge des enfants au tribunal de St-Brieuc. Ses conditions de travail sont très dures.
Moi je m’immerge dans mon nouveau territoire, sillonne tous les bords de mer, vais à la pêche à pieds. Me disant que je ne pourrai travailler que dans le domaine culturel, puisque je ne connais pas autre chose, je me documente, et vais rencontrer divers acteurs culturels du coin. Je rencontre Didier Le Buhan, adjoint à la culture de St-Brieuc, Marie-Christine Duréault-Thoméré, directrice de l’ADDM, Olivier Couqueberg, directeur de l’ODDC, Marie-Lise Le Gac, directrice de la MJC du Point-du-Jour, qui organise pas mal de concerts, Laurence Poteaux, présidente de l’association Jazz Angle. Je vais adhérer à Jazz Angle, constatant que l’action jazz en Côtes d’Armor est assez limitée et qu’il serait intéressant de la dynamiser. Ca pourrait éventuellement déboucher plus tard par un travail rémunéré. J’adhère également à l’asso du Grand Léjon, le magnifique vieux gréement du port du Légué. Ca, c’est un élément de mon immersion dans cet exotisme occidental qui me fait tellement d’effet. D’autres moments « exotiques » forts ont eu lieu dans ces premières semaines : le méga fest-noz des 30 ans de scène des frères Morvan en Centre-Bretagne, une sortie en mer sur le Sant-Gireg, vieux gréement de Perros-Guirec, des soirées avec Rémy Martin à l’accordéon diatonique…
Il semblerait qu’il se passe beaucoup plus d’activité culturelle dans ce coin que je ne l’imaginais. Il existe bien un petit fascicule agenda culturel, sorte de listing photocopié mal foutu, qui s’appelle Art et spectacle. J’ai bien connu à Strasbourg l’exemple de Hebdoscope, hebdomadaire d’information culturelle du Bas-Rhin. Il me vient à l’esprit que ça pourrait être une bonne idée de faire un machin dans le genre par ici, le Art et spectacle qui existe étant vraiment faiblard. En janvier 1999, je commence vraiment à travailler sur cette idée, à pondre un concept. Je crée sur mon ordi une maquette de ce que ça pourrait être. Je crée même carrément une maquette de site Internet. J’ai en effet été très tôt sensibilisé à Internet, ayant créé à Strasbourg un site répertoire des musiques actuelles en Alsace en 1995, époque où il n’existait peut-être que 5 sites Internet en Alsace. J’avais appris à faire ça en autodidacte avec un bouquin d’initiation. Je commence à faire savoir dans le milieu culturel que j’ai cette intention.
Mon agenda culturel, j’avais pensé l’appeler Art Spec, ce qui m’amusait en faisant un jeu de mots avec Lard Speck, Speck voulant dire Lard en alsacien, jeu de mots que personne d’autre que moi n’aurait capté. Quand la responsable de Art et spectacle apprend le nom que j’envisage, Art Spec, elle me demande de trouver autre chose, pour qu’on ne confonde pas avec son « fanzine ». Soit. Quelle chance qu’elle m’ait fait cette demande ! Ce titre aurait été bien faible, il y avait mieux à trouver. Art Spec va néanmoins servir à dénommer l’association qui va être créée dès mars pour porter le projet, montée en compagnie d’Armand et Cathy.

Un jour de février, je me promène seul à la pointe du Roselier. Je suis en auto-brain-storming, réfléchissant à mon projet, lui cherchant un nouveau nom. Devant ce lieu magique tellement magnifique qui nous a émus quand nous l’ont découvert, ému je le suis encore. Un bruit de fond complexe et harmonieux inonde l’espace sonore du cap et mes oreilles : le vent, les arbres, les vagues, les bateaux, les balises, les dauphins, les poissons, les moules, les ormeaux ? Tiens, c’est vrai, je me souviens que cette immensité renferme une espèce protégée en voie de disparition, sur laquelle j’ai fantasmé, l’ormeau.
… Le chant de l’ormeau… une belle idée, non, encore mieux, le cri de l’ormeau. Dans le cri, il y a une intensité dramatique, une manifestation spectaculaire qui interpelle, un appel à l’attention. L’ormeau crie pour qu’on fasse attention à sa survie. Ca peut paraître dramatique de présenter les choses comme ça, mais il ne faut pas dramatiser, ça ferait fuir des lecteurs férus d’art et de culture et pas nécessairement en recherche de drame. Dans « cri de l’ormeau », il y a de la force, de l’originalité, de la non-évidence, de la Bretagne. C’était un pari pas évident, mais j’aime bien les défis, et ne pas suivre les conseils qu’on me donne. D’ailleurs m’a-t-on donné le conseil de trouver un autre titre ? Je ne crois pas. Quand je l’ai annoncé à Marie-Jo, je ne me souviens pas de sa réaction, d’un enthousiasme peu probable. Quand je l’ai dit à Armand, il a trouvé « L’ormeau c’est aussi un arbre, un jeune orme, qui était courant en Bretagne jusqu’à ce que la maladie de la graphiose le décime. Lui aussi il peut crier pour sa survie ». Génial ! Merci Armand. Sans le faire exprès, grâce au nom de ces deux espèces homonymes, le Cri de l’Ormeau va ainsi montrer qu’il s’intéresse aux deux aspects de la Bretagne, l’Armor du littoral et l’Argoat des terres. Banco ! Quand on ne me demandera plus depuis quand je m’intéresse à la conchyliculture au point d’en créer un magazine, le pari sera gagné. Par contre, ce qu’on me demandera toujours au fil des décennies c’est « Mais comment ça crie un ormeau ? ».

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