Tu n’iras pas !

— Ca me fait vraiment plaisir, merci ma chérie !
— J’en étais sûre. Je connais un peu tes goûts.
— Tu aurais aussi pu m’offrir un concert de Bach, ou Higelin, ou les Polyphonies orthodoxes bulgares.
— Oui bien sûr, mais j’ai choisi le hard rock, c’est quand même un de tes péchés mignons.
— Bien vu. Je suis trop content.
— Ca aurait pu être AC/DC mais tu les as déjà vus à Bercy il y a quelques années, et il n’y a pas d’occasion prévue ces temps-ci.
Eagles of Death Metal au Bataclan, c’est génial ! Et ça tombe juste le jour de mes soixante ans, le 13 novembre !
— Tu m’excuseras mais je n’irai pas avec toi, c’est pas du tout mon truc.

On est dimanche 8 novembre 2015. Le concert et mon jour anniversaire ne seront que vendredi prochain, mais on fait ma petite sauterie ce dimanche, plus pratique pour festoyer.
J’ai mal dormi la nuit suivante. Peut-être l’excès de Champagne et de Chantilly. Une sensation bizarre aussi, émanant je ne sais d’où.

Vendredi 13 novembre, je prends le train pour Paris. Ah ça y est, je comprends pourquoi j’ai une drôle de sensation par rapport à ce jour de concert. C’est un vendredi 13. Mais quand même je ne suis pas superstitieux. Pourquoi me ferait-ce de l’effet ? Ou alors je le deviens en vieillissant ? Quelle horreur ! Faut pas que mon esprit se mette à faiblir, à dérailler. C’est peut-être aussi le fait que je passe aujourd’hui à une nouvelle dizaine, qui n’est pas signe d’un avenir radieux sans limite.
Je prends un train pour Paris en fin de matinée. Je cache ma joie. Est-ce l’excès de plaisirs qui me plombe ? Un scrupule altruiste à la pensée de tous ces malheureux qui n’ont pas mes privilèges de vie ? Un accès d’égoïsme qui me désole de ne pas pouvoir me déplacer en Rolls-Royce avec chauffeur ? Un modeste kebab à la gare Montparnasse me réjouit néanmoins les sens. J’adore Paris, mais n’y vais pas souvent, alors je profite de cet après-midi pour remplir ma besace de menus plaisirs. Une flânerie à Saint-Germain-des-Prés, sur les pas de ces errants illustres familiers du Café de Flore et des Deux-Magots. Une balade au bord de la Seine, m’imaginant impressionniste. Une traversée de l’Ile Saint-Louis où j’ai eu l’illusion de rencontrer Brigitte Fontaine. Une visite au Père Lachaise, qui ne m’avait pas vu sillonner ses cyprès si loin depuis une vingtaine d’années. De là j’irai au Bataclan à pied, pas très loin, genre 2-3 km. Je ne vais pas prendre l’avenue de la République, pas très fun, mais la rue de Charonne, vers le haut du cimetière.
Plus j’avance vers le lieu du concert, plus je ralentis. Ma foulée standard de soixante-dix centimètres semble se rétrécir. On dirait que j’hésite, que je rechigne. Mes foulées ne font plus que soixante centimètres. Je pourrais aussi bien y aller à reculons ! J’ai mal au bide. Peut-être le kebab de ce midi, mais je n’ai pas de relents.
Foulées à cinquante centimètres. On dirait que je suis repoussé par mon but, au lieu d’y être attiré comme par un aimant.
Des mots apparaissent dans ma tête. « Pas au Bataclan ». C’est incohérent. Puis « Tu n’iras pas au Bataclan ». Ca devient une phrase de deux octosyllabes rimant, comme un micro-poème. « Si t’es vivant à soixante ans, tu n’iras pas au Bataclan ». Quel délire ! Je ne peux pas me laisser perturber comme ça.
Foulées à quarante centimètres. Je n’arrive pas à me rapprocher du Bataclan. C’est plus fort que moi. J’ai les tripes tordues. J’ai envie de vomir. J’ai dû choper une grippe, une gastro, une dysenterie. Je n’y arrive pas.
Foulées à trente centimètres. Je me retourne, pensant voir un boulet attaché à mes jambes. Je me réfugie dans un bistrot et y bois un whisky double. J’aurais aussi pu manger un morceau dans ce restaurant qui a l’air sympa, la Belle Équipe, mais je n’ai pas faim. J’ai honte, et surtout je ne comprends pas ce qui m’arrive. Un comportement totalement irrationnel qui ne me ressemble pas. C’est ça, la dégradation progressive du vieillissement ? Une bouffée délirante ? Une crise de paranoïa ? Quand mes copains vont apprendre ça, ils vont s’inquiéter pour moi.
Mes foulées sont maintenant zigzagantes.
Une bouche de métro me happe malgré moi. Je m’engouffre dans une rame pour la gare Montparnasse. J’y traîne quelque temps, buvant encore un ou deux whiskies, laissant passer plusieurs trains avant de me décider à rentrer. J’espère que ma femme dormira quand j’arriverai, pour remettre au lendemain ma déconfiture.
« Si t’es vivant à soixante ans, tu n’iras pas au Bataclan ».
Le lendemain, on a appris avec consternation et désespoir ce qui était arrivé la veille au soir au Bataclan et au Stade de France. Des dizaines de morts, dont je ne faisais pas partie. Mais pourquoi ?
— Pourquoi n’es-tu pas allé au Bataclan hier soir ? Par quel miracle ? Que ressentais-tu ? Comment as-tu pu deviner ? Es-tu devenu voyant extra-lucide ? Etais-tu au courant de ce qui allait se passer ? Es-tu dans le coup ? Me caches-tu des choses ? Réponds-moi ! Parle-moi ! Ca me rend folle !
Crise de nerf, crise de larmes. Moi tout tremblant transpirant. Pourquoi ? Pourquoi moi ? Pourquoi pas moi ? Comment comment comment ? C’est sûr je suis dans un cauchemar, faut que je me réveille. Et je crie « 962 14 30 ! ».
— Ca y est, il est fou !
La tête me tourne, je m’écroule par terre.
Pourquoi ne puis-je pas décrire mieux ma gêne des jours suivants, et les réactions de ma femme, bourrée d’inquiétude ? Parce que c’est indescriptible.

962 14 30. Pourquoi ces chiffres m’obsèdent-ils ? C’est sûr, je deviens fou.
Oui, je me souviens, c’est le numéro de téléphone de mes parents quand j’étais enfant. Mais non, on ne peut pas se souvenir comme ça ! Mais si ! C’est incroyable comme on peut se souvenir d’un numéro de téléphone de son enfance, alors qu’on a presque du mal à se souvenir du numéro actuel de son propre portable. 962 14 30, chez mes parents, j’avais dix ans. Je n’aimais pas le chiffre 9, plus long à composer sur le cadran rotatif de l’appareil en bakélite. Je me demande ce que devient un numéro de téléphone quand on déménage d’un logement auquel il était attribué. Je pense qu’il doit être recyclé après un certain temps de latence. Mais pourquoi ces chiffres me viennent-ils en tête ? Mon traumatisme a de drôles d’effets. Etat de choc ! Tiens, et si je composais mon ancien numéro, que se passerait-il ? C’est idiot ! D’autant plus que le système de numérotation a changé. Mais on fait parfois des choses complètement incongrues. En tout cas, vous, je ne sais pas, mais moi oui. On a tous ses points faibles, désolé de vous décevoir, mais moi aussi. Alors je pianote 962 14 30 sur mon Sams-Huei. Je suis étonné d’entendre une sonnerie au bout du fil de mon sans-fil. Et encore plus d’entendre « Allo », de la part d’une voix qui m’a l’air enfantine.
— Euh, je peux parler à tes parents ?
— Ils sont pas là. Vous êtes qui Monsieur ?
— Euh, un ami. Et toi, comment tu t’appelles ?
— Patrice, et vous Monsieur ?
— Patrice aussi. Est-ce que tu habites à Maisons-Laffitte ?
— Oui, comment vous savez ?
— Rue de Puebla ?
— Oui. On se connaît, alors ? J’ai l’impression de connaître votre voix.
— Oui, non.
Quand on rêve, parfois on croit que c’est du réel, parfois on sait qu’on rêve, et on est même capable de raconter son rêve en rêve. Je sais que je ne rêve pas. Je transpire, je tremblote, mon nez coule.
— Vous pleurez Monsieur ?
— Non non. Je… euh… je…
— Il y a un problème ?
— Ecoute, je vais te dire une phrase, dont tu devras te souvenir toute ta vie.
— Vous êtes bizarre Monsieur.
— Si t’es vivant à soixante ans, tu n’iras pas au Bataclan.
— C’est pour un jeu à la radio ? Ou un mot de passe d’agent secret ? Ou une parole magique ? Comme « Sésame ouvre-toi » ?
— Non. Répète cette phrase, et surtout ne l’oublie jamais : Si t’es vivant à soixante ans, tu n’iras pas au Bataclan.
— Si t’es vivant à soixante ans, tu n’iras pas au Bataclan.
— C’est bien. Adieu mon garçon !
— Monsieur Monsieur !
Je n’avais plus qu’à m’évanouir, ou à mourir.

Une réflexion sur « Tu n’iras pas ! »

  1. De Nantes :

    Sur le pont du Nord, un bal y est donné
    Sur le pont du Nord, un bal y est donné

    Adèle demande à sa mère d’y aller
    Adèle demande à sa mère d’y aller

    Non, non, ma fille, tu n’iras pas danser.
    Monte à sa chambre et se met à pleurer

    Son frère arrive dans un bateau doré
    Son frère arrive dans un bateau doré

    Ma soeur, ma soeur, qu’as-tu donc à pleurer?
    Ma soeur, ma soeur, qu’as-tu donc à pleurer?

    Maman ne veut pas que j’aille au bal danser
    Maman ne veut pas que j’aille au bal danser

    Mets ta robe blanche et ta ceinture dorée
    Mets ta robe blanche et ta ceinture dorée

    Et nous irons tous deux au bal danser
    Et nous irons tous deux au bal danser

    La première danse, Adèle a bien dansé
    La première danse, Adèle a bien dansé

    La deuxième danse, le pied a lui glissé
    La deuxième danse, le pied a lui glissé

    La troisième danse, le pont s’est écroulé
    La troisième danse, le pont s’est écroulé

    Les cloches de Nord se mirent à sonner
    Les cloches de Nord se mirent à sonner

    La mère demande, pour qui elles ont sonné
    La mère demande, pour qui elles ont sonné

    C’est pour Adèle et votre fils aîné
    C’est pour Adèle et votre fils aîné

    Voilà le sort des enfants obstinés.
    Voilà le sort des enfants obstinés

    Non non tu n’iras pas au Bataclan…

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